Horhog ou Boodog, repas de fête des Mongols

Boodog (Mongolie) par Laure Valentin.

 

Kushi scrute la steppe. Sa mère l’a envoyé guetter le retour des hommes et le jeune Mongol prend son rôle très à coeur. Il s’est éloigné du campement et à présent il attend, les yeux rivés sur l’immensité herbeuse. Il lui semble apercevoir deux petits points dans le lointain, qui grossissent au fur et à mesure que les cavaliers se rapprochent. Les chasseurs sont de retour. Kushi quitte son poste et se précipite vers la yourte. Comme il s’y attendait, Sarantsatsral est près de la tente, avec Oyunbileg. Les deux femmes sont occupées à rassembler du bois pour le feu. « Ils arrivent! annonce Kushi fièrement, je les ai vus. – C’est bien, mon fils. Maintenant voilà ce que tu vas faire. Oyunbileg et moi nous ramassons du bois pour le feu. Toi, tu vas nous chercher des pierres.

 

– D’accord, répond le garçon qui s’élance déjà.

– N’oublie pas, Kushi, lui lance sa mère, des pierres pas trop grosses, et il en faut aussi des petites! »

Lorsque Sükh descend de sa monture, le feu a déjà pris. Sa femme se lève pour l’accueillir et lui tend une timbale de thé au lait fumant. Tandis que l’homme se désaltère, Sarantsatsral s’approche du cheval, s’attendant à y trouver la viande du dîner.

« Je n’ai rien ramené, lui dit Sükh en essuyant la crème de ses lèvres avec sa manche.

– J’ai envoyé Kushi chercher des pierres, répond-elle déçue. J’étais sûre que vous ramèneriez quelque chose…

– Sükh ne sait pas danser, c’est pour cela qu’il n’a rien ramené. » C’est Naranbaatar qui vient de parler ainsi. Le frère de Sükh poursuit en souriant : « C’est moi qui rapporte le repas. Kushi n’aura pas cherché des pierres pour rien, ce soir nous mangeons du Boodog! »

Naranbaatar rejoint Oyunbileg et lui tend la belle marmotte qu’il a décrochée de son cheval.

« Faites chauffer les pierres, mon frère et moi nous chargerons de la suite. Le Boodog, c’est un travail d’homme! »

Kushi est très fier de lui. Non seulement ce sont ses pierres qui noircissent à présent dans le feu, de belles pierres lisses ni trop grosses ni trop petites, mais son père a également demandé qu’il les aide à préparer le Boodog.

« Kushi! »

cuisine nomade

Son oncle l’appelle. Ils ont déposé la marmotte non loin du feu, la préparation peut commencer. Sarantsatsral et Oyunbileg se sont installées en retrait, devant la yourte.

Elles épluchent quelques oignons en attendant que les hommes se mettent à l’ouvrage. D’un signe de la tête, Sarantsatsral encourage son fils, ce soir sa place n’est plus à côté d’elle mais avec son père.

« Viens Kushi, appelle Naranbaatar, c’est à toi d’ouvrir la bête. »

L’enfant serre le couteau qu’on lui a tendu. La main sûre et solide de son oncle se  referme sur la sienne pour guider la lame tandis qu’elle sépare la tête du corps de l’animal. Une fois cette tâche accomplie, Sükh reprend le couteau des mains de son fils et entreprend le long travail de désossage de la bête. La préparation du Boodog demande beaucoup de force et de maîtrise, il s’agit à présent de retirer la peau du gibier afin de lui ôter les os, avant de lui remettre son manteau et d’entamer la cuisson. Tous les os sont enlevés, même ceux des pattes, que Sükh extrait par des ouvertures pratiquées au niveau des genoux.

« Maintenant Kushi, tu vas m’aider à retirer les entrailles de la marmotte. »

Sarantsatsral s’est approchée. Elle tend au garçon le plat en étain qui servira à recueillir le foie et les rognons de l’animal, qui pourront être rajoutés au moment de la cuisson.

Sükh évide la bête et apprend à son fils à distinguer les organes à conserver de ceux qui ne seront pas consommés. Une fois la marmotte désossée et vidée, les deux hommes soufflent un instant, tandis que les femmes apportent le gros sel et entreprennent d’en frotter les parois internes de l’animal. C’est ce qui réhaussera le goût de la viande. Oyunbileg tend la main pour y fourrer quelques oignons mais Naranbaatar l’arrête. Un quelconque assaisonnement altérerait le goût naturel de la chair, et il préfère la déguster telle quelle, comme ses ancêtres le faisaient avant lui. Il y a quelque chose de sacré avec le Boodog, et Naranbaatar a toujours tenu à préserver la pureté de ce plat.

« Cuisinez les oignons avec les abats si vous voulez » accorde-t-il pour couper court aux protestations de sa femme.

A présent que la bête est prête pour la cuisson, on peut lui remettre sa peau, qui avait été retirée pour le désossage. C’est maintenant aux pierres de Kushi, qui chauffent depuis une heure sous les braises, d’entrer en scène. L’animal est rapproché du feu et, à l’aide d’une pelle, Sükh commence à le remplir de pierres brûlantes. Naranbaatar maintient la bête à la verticale pour permettre à son frère d’enfourner les pierres qui cuiront la viande de l’intérieur. L’exercice est dangereux pour un petit garçon, et Kushi est retourné avec sa mère. Il lui raconte comment il a aidé son père à préparer la viande. Près du feu Sükh termine de remplir l’animal, qui a pris la forme d’une grosse outre pleine à craquer. Les pierres chaudes ont été réparties de sorte que toute la viande puisse être cuite uniformément. Même les pattes ont été fourrées avec les cailloux les plus petits que Kushi a ramenés.

C’est maintenant à lui que revient la mission de refermer la bête. Très appliqué, le jeune Mongol recoud l’animal, en tirant bien sur son fil pour qu’il soit aussi fermement serré que possible.

Sarantsatsral a pris le relais. Le gros du travail est fait, la cuisson a commencé à l’intérieur. Il faut encore s’occuper de l’extérieur de la bête pour la débarasser de ses poils et rôtir la viande que les pierres ne peuvent pas cuire. Elle promène sa torche sur toute la surface de l’animal, grattant par endroit pour enlever les poils et les restes de peau.

Sarantsatsral aime travailler la marmotte. Parfois c’est une jeune chèvre qui est préparée pour le Boodog. Mais dans cette région les marmottes pullulent. Leurs terriers représentent d’ailleurs bien souvent de véritables dangers pour les montures lancées au galop qui courent le risque d’y enfoncer une jambe, de perdre l’équilibre et de désarçonner violemment leurs cavaliers. La jument de Sükh a eu la jambe cassée une fois, à cause d’un trou de marmotte qu’elle n’avait pas vu, et elle n’a jamais vraiment retrouvé toutes ses capacités. Chasser ces nuisibles présente donc un double intérêt pour les Mongols.

« Je suis affamé », s’exclame Sükh. L’ensemble de la famille n’a avalé depuis le lever du soleil que quelques timbales de thé au lait et comme à l’accoutumée les grondements d’estomac commencent à se faire entendre alors que le repas du soir se prépare.

Sous l’effet des pierres brûlantes et de la torche de Sarantsatsral la viande s’est gonflée. La jeune femme explique à son fils qu’il faut penser à pratiquer de petits trous dans la peau de l’animal pour permettre à la vapeur de s’échapper, sous peine de voir le sac exploser sous la pression. Près de sa mère, Kushi ne rate pas un instant de la préparation du repas, et écoute avec intérêt les conseils qu’elle lui donne. Un jour c’est lui qui transmettra la technique à ses enfants, et il repensera avec profit à ce soir-là où il aura pour la première fois participé au Boodog.

« Racontez-nous la chasse! », s’exclame soudain l’enfant.

Le soleil s’est couché, une lumière rougeoyante éclaire encore l’horizon. Il commence à faire froid et les convives se sont regroupés en cercle autour de Sarantsatsral qui continue, le visage en feu, à rotir le Boodog. La graisse commence à suinter de la chair offerte aux flammes et une délicieuse odeur de viande grillée vient les envelopper.

Encouragé par son fils, Sükh se lance dans le récit de la chasse à la marmotte. Kushi raffole de ces histoires. Bientôt l’autorisation lui sera donnée de revêtir le costume très sérieux des chasseurs de marmotte : un déguisement de lapin, avec de longues oreilles et une petite queue touffue. Son père en a un, son oncle aussi. Ce costume sert à intriguer le gibier. Le chasseur se poste à l’entrée d’un terrier et tout en effectuant une petite danse, il agite devant lui un plumet en poils de yak. Les marmottes, dont l’intérêt est piqué au vif, se dressent alors hors de leurs trous en poussant de petis cris, pour observer le spectacle et déterminer à quelle étrange bête ils ont affaire. La curiosité est un vilain défaut, qui dans leur cas leur coûte la vie.

Toute la famille rit aux éclats. Naranbaatar s’est lancé dans une imitation de Sükh se trémoussant devant le terrier.

« Nous avons bien failli n’avoir que les pierres à manger ce soir, se moque-t-il.

– C’est vrai que je suis un piètre danseur, reconnait Sükh de bonne grâce. Mais peut-être veux-tu que nous comparions nos qualités de lutteurs pour rétablir un juste équilibre? »

Naranbaatar fait mine de relever le défi, mais Sarantsatsral les arrête juste à temps. Le Boodog est à point et le festin va pouvoir commencer.

Les convives s’agitent autour du gibier fumant. La marmotte ne ressemble plus qu’à un gros sac noirci par endroits, terminé par de petits boudins qui avaient été des pattes encore quelques heures auparavant. Se saisissant d’un couteau, Naranbaatar pratique une large entaille dans l’abdomen de la bête. Un nuage de vapeur et de fumée s’en échappe, réchauffant l’atmosphère et diffusant une odeur appétissante. Naranbaatar retire les pierres encore chaudes et en distribue une à chacun. Serrées contre les paumes, elles procurent une agréable sensation, elles délassent et revigorent. Comme le veut la tradition, faire rouler dans ses mains les pierres tièdes et graisseuses à peine sorties du Boodog permet une meilleur circulation de l’énergie dans le corps et ravive endurance et courage. Une fois ce petit rituel accompli, le repas peut commencer. Un savoureux ragoût est extrait de l’outre chaude et réparti dans les écuelles. Puis c’est au tour de la viande rôtie, qui est découpée en morceaux. Chacun entame sa part avec appétit. Le silence se fait peu à peu sur le campement tandis que les convives se délectent du gibier fumé, au goût fort et sauvage.

Le feu crépite encore quelques temps avant de mourir, et bientôt seule la lune projette sur la steppe sa lueur pâle. Le repas touche à sa fin et l’on commence à rassembler les restes. Il est tard, le froid a recouvert la terre et il est temps de rentrer se coucher. Au moment de se lever et de se saluer pour la nuit, Sükh prend la parole.

« Kushi, demain, tu monteras avec moi », déclare-t-il d’une voix qu’il rend volontairement solennelle.

Longtemps après, alors qu’il est étendu sur sa couche dans la douce chaleur de la yourte, ces paroles résonnent encore aux oreilles du jeune garçon. Il finira par s’endormir, les pensées pleines de chevauchées, de scènes de chasse et d’étranges danses.

Au dehors dans l’air glacial de la nuit se dissipe peu à peu le fumet de son premier Boodog.

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