Lectures sur la Mongolie

Le soleil levant… Loin, très loin, peut-être à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, à l’est de la prairie, là où l’océan marque la ligne d’horizon… Nous étions éblouis… Une demi-boule, rouge sang, pointait avec timidité et s’agitait avec angoisse. Au-dessus de nos têtes, les couches de nuages, noires et bleues, qui couvraient le ciel s’étendaient tout droit jusqu’à l’est, et rencontraient là-bas le soleil naissant qui brûlait et enflammait leurs bords. Flamboyante boule de l’aube ! D’un rouge enivrant, elle bondissait et rayonnait, aux confins d’une terre immense, plate et infinie. Avec une énergie qui ne connaissait pas de résistance, elle coupa la longue nuit de la steppe dans l’orient lointain.

Une longue étendue d’herbes folles, un horizon à l’infini, les montagnes au loin, et devant moi la steppe mongole. Immensité et démesure. Quel magnifique voyage, quelle superbe découverte et quel dépaysement. Loin de la Chine et sa folle civilisation, loin de ses grandes villes en plein expansion, ici seulement quelques yourtes pour composer un village isolé, quelques habitants paysans ou éleveurs. Parmi ces rares autochtones, un jeune homme Baiyinbaolige revient sur cette Terre qui l’a vu naître après de longues études d’agronomie dans la civilisation. Ce retour sera propice aux grandes retrouvailles avec Ganga-Hala, le beau cheval noir qui sept ans plus tôt naquit dans la yourte familiale.

 

Il court si vite il est si beau / oh mon beau cheval noir / attelé à l’extérieur de la yourte...

Il court si vite il est si beau / oh mon beau cheval noir / attelé à l’extérieur de la yourte…

Mais ce retour aux sources pour « Bapa » (un peu plus court, et plus facile à prononcer que Baiyinbaolige) est surtout l’occasion de faire amende honorable pour avoir délaissé et oublié ses origines, sa grand-mère et la femme qu’il a aimé Somia. Un roman sur les steppes mongoles de cette Chine du Nord-Ouest mais aussi et surtout une histoire d’amour et d’enfance, avec une « loi » des steppes intraitable, d’une violence sans condescendance. Bapa tentera bien de se révolter contre ces pratiques ancestrales, notamment envers les femmes et sa bien-aimée, mais face à la résignation des intéressées, que faire, sinon fuir et s’échapper de cet univers abject… jusqu’au jour où l’appel de ses origines fut trop grand, où le hennissement de son beau cheval noir le rappelle à ses souvenirs.

Je demandais de ses nouvelles à un berger / Il me dit qu’elle est partie transporter des crottes de mouton

Zhang Chengzhi est né en 1948, à Jinan, capitale de la province du Shandong. D’origine musulmane (hui), il est pourtant l’un des écrivains majeurs de la Chine actuelle. Polyglotte, il a écrit des livres ethnologiques en japonais, des poèmes en mongol, et traduit de l’anglais en chinois. Sa position marginale a donné naissance à son oeuvre la plus contestataire, Une histoire intime de l’âme musulmane en Chine, interdite dès sa sortie en 1992. Fleur-Entrelacs, écrit à la même époque, est considéré comme sa meilleure oeuvre littéraire. Mon beau cheval noir a reçu le Prix du Meilleur Récit en 1984.

Je demandais des nouvelles à un berger qui s’occupait des veaux / Il me répondit qu’elle était allée chercher des bouses de vache

Je demandais des nouvelles à un berger qui s’occupait des veaux. Il me répondit qu’elle était allée chercher des bouses de vache.

Il ne me reste plus qu’à mettre ma chouba, cette robe en peau de mouton sauvage qui tient chaud aux nomades tibétains et mongoles ; un hiver, face aux vents implacables de cette steppe mongole, j’en frissonne d’avance. Mais j’ai un avantage sur vous, j’ai rempli ma gourde de joumys (ou koumys), un lait de jument fermenté et « légèrement » alcoolisé. En attendant, vous reprendrez bien un bol de thé au beurre rance ?

Je me souviendrai toujours de ces nuages splendides et disparus à jamais, de ce jeune soleil qui, en remuant, sortait des entrailles de la terre en un élan solennel. Pour moi, le soleil, ce jour-là, exprimait les sentiments les plus purs, les plus beaux et les plus proches des êtres humains. En marchant inlassablement aux rythmes lancinants et pathétiques de la vieille ballade Mon beau cheval noir, en m’interrogeant avec minutie sur toutes mes fautes et en consumant toutes mes peines, je constatais ma chance d’avoir une vie intérieure riche, d’être un homme qui sait distinguer ce qu’il aime et ce qu’il hait, et qu’après tout tel est le vrai bonheur de la vie.

Jiang Rung

Totem du Loup (Extrait)

 

Totem du Loup & La Caravane Galsan Tschinag

Extraits :

À mi-chemin, le disque frileux du soleil s’était éclipsé derrière l’horizon. Un air glacial était monté de la neige. Le manteau de fourrure de Chen, devenu rigide, crissait à chaque mouvement de ses bras. Le cheval, couvert d’une sueur qui se condensait en une pellicule de givre, s’était mis à ralentir à mesure que la neige se faisait plus épaisse. Devant eux, ondulaient des collines duveteuses formant un vaste désert blanc, vierge de toute présence humaine. Malgré ses efforts, le cheval ne semblait pas fatigué ; il trottinait à une allure raisonnable. Soudain, Chen Zhen avait tressauté, saisi par une sourde angoisse. Il avait eu peur de s’égarer ou d’être surpris par la tempête et de mourir dans cet univers de neige et de glace. Affolé, il avait passé en revue les plus terribles éventualités. Ou presque.

À l’approche d’une vallée, le cheval noir avait perdu de sa vivacité. Ses oreilles qui n’avaient cessé de tourner dans tous les sens s’étaient orientées vers le fond de la combe. Il s’était mis à renâcler. Ses pas étaient devenus désordonnés. C’était la première fois que Chen Zhen traversait la steppe en cavalier solitaire : il ne s’était pas rendu compte du danger qui l’attendait. Le cheval avait viré brusquement, les yeux écarquillés et les narines dilatées. Sans doute voulait-il prendre un autre chemin, mais Chen Zhen ne l’avait pas compris. Il avait tiré énergiquement sur la bride et remis sa monture en direction de la vallée. Le cheval avait obéi et était parti au galop, martelant le sol de ses sabots puissants. Voyant que son cavalier avait fait la sourde oreille à son avertissement, il avait tourné de nouveau la tête vers lui et enfoncé ses dents dans ses bottes de feutre. Chen Zhen avait vu le regard effaré du cheval et deviné confusément le danger qui s’annonçait. Mais il était déjà trop tard pour rebrousser chemin. Le cheval était entré en frémissant dans la gueule de la sinistre vallée.

Soudain, Chen Zhen avait failli tomber de sa monture, quand il avait vu, à quarante mètres devant lui, une horde de loups dont le pelage étincelait sous la dernière lueur du soleil. Plus de trente bêtes se tenaient là, dont certaines avaient la taille d’un léopard. Au milieu trônait le roi des loups, reconnaissable à la fourrure blanchâtre qui, sur sa poitrine et son ventre, brillait d’un éclat de platine. Tout en lui respirait la puissance de son rang. Le groupe de bêtes sauvages fixait Chen Zhen, qui s’était senti comme criblé de pointes acérées. À un signal connu d’elle seule, la meute s’était levée d’un bond. La queue raidie à l’horizontale, les loups s’apprêtaient à s’élancer et à s’abattre sur leur proie comme autant de flèches projetées d’un arc bandé.

Durant un court instant, Chen Zhen avait perdu conscience de son existence. De ce trou de mémoire, il ne se rappellerait plus, par la suite, qu’un subtil tintement de carillon. Il avait eu alors l’impression de recevoir un coup sur le crâne et, l’espace de quelques secondes, ce fut comme si son âme l’avait quitté et que son corps était devenu un cadavre ambulant.

À ce moment crucial, le cheval avait fait montre d’un sang-froid étonnant. Il avait poursuivi sa route comme si de rien n’était : on aurait dit qu’il n’avait pas vu les loups, ou qu’il ne voulait pas les déranger. Il s’était imposé une allure ordinaire, avançant posément, sans se presser. À l’instar d’un acrobate qui jongle avec sa pagode de verres, il s’était déplacé avec précaution afin que Chen Zhen pût rester d’aplomb en selle.
Peut-être rasséréné par le courage et l’intelligence de son cheval – ou bien était-ce la miséricorde de Tengger le Ciel éternel déplorant la mort d’un homme si jeune ? –, Chen Zhen était revenu à lui. Comme ressuscité, il s’était forcé au calme, bien droit sur son cheval. Suivant l’exemple de sa monture, il avait rassemblé tout son courage pour se montrer imperturbable, lorgnant de temps à autre les loups les plus proches. Il savait qu’il ne leur faudrait que quelques secondes pour parcourir la dizaine de mètres qui les séparaient. Il s’était approché de plus en plus du roi de la meute, se répétant qu’il ne devait en aucun cas laisser voir sa crainte. Se grandissant encore un peu plus, il s’était donné l’air d’avoir derrière lui toute une armée de cavaliers cuirassés. C’était la seule façon de dominer les loups de la steppe mongole à la méfiance légendaire.

De fait, Chen avait senti que le roi scrutait, le cou allongé, la pente derrière lui. Tous les autres avaient leurs oreilles pointues tournées dans sa direction : ils n’attendaient que l’ordre de passer à l’action. Comme leur roi, ils trouvaient insolite la présence d’un cavalier solitaire non armé. L’audace exceptionnelle de ce casse-cou leur paraissait plutôt suspecte. Le cheval avait fait encore quelques pas ; Chen Zhen avait senti qu’un loup s’était élancé pour remonter la pente derrière lui. Il avait deviné que la bête était partie voir si des renforts ne les suivaient pas. À cette pensée, un nouveau frisson avait fait frémir l’âme de Chen. La lueur du soleil couchant s’assombrissait à mesure qu’il s’approchait de la meute. Il ne restait plus que quelques dizaines de mètres à parcourir, le trajet le plus dangereux et le plus long de toute sa vie !

Le pas du cheval semblait moins assuré. Les jambes de Chen Zhen frissonnaient. L’homme et sa monture tremblaient au même rythme. Le cheval avait maintenant les oreilles orientées vers l’arrière : il suivait intensément la course du loup éclaireur. À son retour, l’homme et le cheval se trouveraient tout près de la meute. Chen Zhen se préparait à passer entre deux rangées de crocs prêts à se refermer sur lui. De son côté, tout en avançant, le cheval concentrait toutes ses forces dans son train arrière, pour livrer un ultime combat, malgré sa charge qui le mettait en position désavantageuse.
Intérieurement, Chen Zhen s’était mis à invoquer le Ciel éternel, comme le font tous les pasteurs de la steppe face à un danger imminent :
– Ô, Tengger, tendez-moi votre main secourable !
Puis il avait murmuré le nom de Bilig, qui signifie « intelligence » en mongol. Il espérait ainsi que le vieux chasseur lui insufflerait toute la sagesse de son peuple. Mais la steppe Olon Bulag était restée silencieuse. Il avait levé désespérément la tête vers le firmament d’un bleu glacial : son dernier regard, presque un adieu.
Soudain, une phrase du vieux Mongol lui était revenue à l’esprit : « Les loups ont une peur bleue du fusil, des perches à lasso et des outils en fer. » Il n’avait ni fusil ni perche à lasso, mais ses étriers étaient bel et bien en acier ! Il avait été transporté de joie.
Dès les premiers jours où Chen Zhen avait appris à monter à cheval, Bilig lui avait choisi une paire d’étriers de taille démesurée. Il lui avait dit :
– Les débutants ont du mal à se maintenir en équilibre quand le cheval trébuche. Si leurs étriers ne sont pas assez grands, ils risquent de rester accrochés et d’être traînés par le cheval au galop et blessés par des coups de sabots, souvent mortels.
Pour cette raison, les étriers de Chen avaient une grande ouverture, une pédale ovale, et pesaient deux fois plus que des étriers ordinaires.
La meute attendait encore le retour de son éclaireur quand le jeune cavalier et son cheval étaient arrivés à sa hauteur. D’un geste brusque, Chen Zhen avait retiré ses pieds des étriers qu’il avait saisis à deux mains et levés au-dessus de ses épaules. À cet instant, il savait que sa vie dépendait de ce qui allait suivre. Il avait pris une dernière aspiration et, de toutes ses forces, avait poussé un cri terrifiant, puis frappé l’un contre l’autre ses étriers : Dang ! Dang !… Le son était assourdissant. Il avait résonné entre les collines, envahissant de son écho cinglant l’air silencieux de la steppe. Pour les loups, ce bruit était pire que le tonnerre. Il leur inspirait une peur plus grande encore que les mâchoires d’acier des pièges dans lesquels ils tombaient parfois. Lorsque le premier coup avait retenti, ils avaient sursauté, comme déconcertés, mais au deuxième et au troisième, assénés de façon plus énergique encore par Chen, ils s’étaient enfuis vers le fond de la vallée en suivant leur roi. Les oreilles rabattues, ils avaient dévalé la pente à la vitesse d’une bourrasque. Le loup éclaireur avait aussi abandonné sa mission pour rejoindre au plus vite la horde.

Galsan Tchinag : La Caravane

Une longue caravane traverse ses paysages d’une beauté à couper le souffle. Des hommes des femmes, des enfants, trois cents chevaux, cent trente chameaux lourdement chargés, des moutons et des poules font route vers l’ouest, traversent des steppes, franchissent des montagnes, longent des lacs. Prince et chaman d’une tribu de chasseurs et de bergers nomades, Galsan Tchinag a réalisé en 1995 un de ses rêves : mener son peuple dispersé vers la patrie de ses ancêtres, les territoires du Haut Altai, au nord-ouest de la Mongolie. En fils des yourtes et conteur d’exception, ce nouveau Moise invite ses lecteurs à partager une expérience unique à travers d’extraits de son journal. En filigrane de ce carnet de voyage se lit surtout le souci têtu de préserver une culture traditionnelle menacée par les temps modernes.